La frontière du possible
Nous décollons motivés pour réaliser 37km de mauvaise piste
sur la journée. Le vent de face va une nouvelle fois calmer nos ardeurs. Nous
mordons littéralement la poussière. Plusieurs fois nous mettons pied à terre.
Une nouvelle rafale retourne littéralement mon vélo et me voilà au sol.
Inconsciemment l’orgueil en prend un coup et c’est excédé par ce vent que je
continue à pied à côté de mon vélo. Il me faudra quelques kilomètres pour
avaler la pilule et remonter sur le vélo. Nous passons bientôt proche d’un
torrent qui est brumisé par le vent : c’est la douche froide. Les
conditions sont dantesques. Peu après nous devons de nouveau marcher à côté de
nos vélos.
Pauline est proche du ras-le-bol et à deux doigts de
s’arrêter. J’insiste pour qu’on continue à notre rythme. C’est délicat car il y
a une différence physique lors d’un voyage en duo homme-femme. Quelle est la
limite du possible pour Pauline ? Comment l’encourager à repousser ses
limites sans pour autant pousser le bouchon trop loin ? Suis-je trop exigeant ?
Ces questions reviennent souvent lors d’un périple exposé comme celui-ci.
Exposé c’est le mot qui définit peut-être le mieux la vie en itinérance à
vélo : exposé au vent, à la pluie, au soleil qui brûle, aux maladies, aux
dangers de la route et à notre propre prédateur, l’Homme. L’exposition est
constante : au lever, la journée, au coucher et pendant la nuit sous la
tente. C’est ici que réside la principale difficulté et non dans les kilomètres
et les dénivelés à avaler.
Comme souvent, les conditions s’améliorent vites et nous
passons de l’apocalypse à une situation bien plus acceptable. Nous réalisons la
deuxième partie sans trop de difficultés et avec un regain net du moral et de
la confiance. Nous cherchons un lieu de bivouac avant le camping hors de prix
et obligatoire du lac del Desierto. Nous trouvons finalement un lieu caché à
600m du camping au pied d’une cascade. C’est aussi ça aussi l’état d’esprit du
voyage en partielle autonomie : un certain côté rebelle et une volonté d’éviter
les non-sens touristiques comme le camping payant obligatoire.
Le lendemain matin nous rejoignons la pointe sud du lac del
Desierto pour aller à son extrémité nord en bateau. Nous sommes seuls à
embarquer sur un petit bateau. Nous traversons l’étroit lac entouré de
montagnes et glaciers. Un souci technique oblige quelques réparations au milieu
du lac puis nous repartons et arrivons à bon port en une bonne heure. Nous
faisons tamponner notre passeport de sortie d’Argentine et mangeons un peu avant
un passage ardu pour les cyclistes chargés que nous sommes. En effet ce passage
n’est accessible qu’aux piétons. Pour rejoindre la frontière
argentino-chilienne nous devrons pousser les vélos sur 7km de chemin de
randonnée.
Il est 11h30, cela commence par un kilomètre de raidillon : les vélos sont si lourds que nous devons en poser un et monter le second à deux. Il faut passer des passages rocheux et des racines. Puis nous devons déchausser pour passer la première rivière. Sans problème. Puis une deuxième rivière. Aucun problème aussi. Un passage d’un troisième torrent nous oblige à passer sur des troncs d’arbres mis en travers de la rivière. La marge de manœuvre est étroite et il ne faut pas se rater avec nos 50kg en équilibre. Nouvelle embuche passée avec succès. Nous pensons un moment déjeuner mais nous décidons finalement de pousser un peu. Heureusement car le plus dur restait à venir !
Un petit passage de rivière puis un champ de boue nous
attendent. Nous déchaussons de nouveau et nous enfonçons dans une boue immonde
contenant des rejets d’hydrocarbures et des grenouilles qui glissent sous les
pieds. Le premier vélo s’enfonce aussi, la largeur des pneus double de volume
et le frein à disque est envahi de boue. Pour le deuxième vélo nous décidons
d’enlever les sacoches pour pouvoir le soulever. Il nous faut donc refaire deux
allers-retours dans la boue puis un dernier passage pour ramener le vélo. Nous
sommes plusieurs fois à deux doigts de la chute tellement ça glisse. Les vélos
sont de l’autre côté, ouf ! Nous avons mis une bonne heure pour faire
quelques dizaines de mètres. Pas le temps pour déjeuner, il nous faut atteindre
la frontière avant la nuit. Nous prions pour ne pas à avoir d’autres passages
similaires.
D’autres passages de rivières viennent se mettre en travers de notre chemin mais à chaque fois nous parvenons à passer sans déchausser et cela nous permet de nettoyer les vélos. La suite est plus sèche mais nous enchainons montées et descentes avec gros cailloux et racines dans une forêt dense. Après des dizaines de coups de pédales dans les mollets et des portages incessants nous voyons enfin la pancarte annonçant notre passage au Chili ! Il est 18h30, nous avons mis 7h pour faire 7km ! Nous décidons de planter la tente devant la pancarte qui veillera sur nous pendant cette nuit neigeuse… L’aventure continue.